Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

22 juillet 2011

MADAME KLAUS KINSKI

Françoise Tomeno
22 juillet 2011

Ses yeux !
Bleus. Bleu froid, bleu tranchant. Le regard de Klaus Kinski dans Aguirre. Le visage aussi, quelque chose de Viking.

On peut la voir trottiner un peu plus loin dans le quartier. Trottiner à petits pas lents, comme une très vieille dame qu’elle n’est pas, comme une vieille dame de plus de 80 ans, alors qu’elle en a un peu plus de 70. Elle doit habiter par là. Son dos est courbé; mais pas de ces courbures de l’âge, où le corps semble se déformer. Non, une courbure harmonieuse, qui part de la taille, et s’enroule sans cassure. Une courbure de l’âme, plutôt.

Quand je la remarque dans le bistrot, nous sommes en hiver. Elle vient à peu près tous les après-midi. Elle s’installe tout d’abord à la table la plus proche, à droite de l’entrée, tournant le dos au comptoir. Elle ne peut croiser  aucun regard, on ne peut pas croiser le sien. Pas commode pour passer commande.

Elle passe un moment là, le  corps légèrement tourné vers la gauche, la tête inclinée vers son épaule gauche : on a l’impression que la tête va s’incliner jusqu’à rentrer à l’intérieur de son corps. Toujours cette courbure de l’âme. Ses cheveux, d’un blond beige, paraissent à la fois négligés et brillants. Je suis surprise de cette association, mais c’est ce qui me viendra à l’esprit chaque fois que je penserai à elle. Quelque chose que la vie semble avoir négligé en elle, et quelque chose qui brille cependant au travers d’elle. Comme dans ses yeux bleus froids qui peuvent briller de vie tout en restant froids. Étrange impression.

Après être restée un moment à sa première place, elle bouge, et va s’installer à la table qui est de l’autre côté de la porte d’entrée du bistrot, à gauche. Là, toujours le haut du corps en partance vers la gauche, elle se place de façon à voir et à être vue, le visage redressé : c’est l’instant de la commande. Qu’elle passe de sa voix rauque . Au bout de quelque temps, on la connaît, et c’est le serveur ou la serveuse qui lui disent : « Un café ? ». Ça, c’est merveille que d’être reconnue.

Des semaines se passent sans que ce scénario ne bouge. Elle a plutôt l’air ailleurs. Elle ne croise aucun autre regard si ce n’est ceux du serveur ou de la serveuse. Elle ne parle à personne.

Et puis un jour, je la vois qui sourit, dans le vague. Nos regards se croisent, et je lui souris. « Alors ? qu’est-ce qu’il y a ? », me dit-elle de sa voix toujours rauque, sur un ton moyennement aimable. « Je vous ai vu sourire, et je vous souris ». Cette petite phrase déclenche le mouvement qui la fait venir, sans plus de façon, s’asseoir en face de moi. Ça prend quelques secondes. C’en est fait, nous avons fait connaissance.

Désormais, elle viendra la plupart du temps s’asseoir à ma table (et tant pis si je suis en train de travailler pour le prochain « groupe Foucault », un groupe de travail qui m’est cher). Il y a toujours cette courbure de l’âme en partance vers la gauche, mais de la malice apparaît, avec de la nostalgie aussi.

 J’apprends tout doucement. Elle ne se remet pas de la séparation d’avec son premier mari, séparation dont elle a eu l’initiative. C’était il y a bien longtemps. Et puis un de ses enfants, du deuxième mariage, va mal, est seul. Et puis les soucis de santé. On en parle. Je crois saisir où l’âme s’est un jour courbée.

Un matin, elle arrive ; José, le patron, la chine : « Qu’est-ce que vous faites là ! On est le matin …. » Et, les deux quasiment en même temps, me disent : « J’aime la taquiner », « Il aime me taquiner ».  Sourires.

Un samedi, j’ai rendez-vous avec une amie, à qui j’ai parlé de Madame Klaus Kinski. Voyant  celle-ci arriver, mon amie me dit : « Elle est belle ! ». Comme c’est vrai !

Nous engageons la conversation à trois, je lui demande des nouvelles de sa santé, de ses prochaines vacances, dont elle m’a parlé quelques jours plus tôt. Vacances qui la tracassent ; ça ne se présente pas trop bien, elle part avec une amie, dans de mauvaises conditions, elles vont peut-être se disputer. À un moment, elle évoque quelqu’un, en disant : « Le Viking ». À l’intérieur de moi, ça sursaute, et elle ajoute: «Ben oui, mon grand père le Viking, je suis normande !».

Le Viking.
Le visage d’Aguirre.
Bonnes vacances, Madame Klaus Kinski, et que ces vacances ne soient pas une expédition dans la colère des dieux.