Estaminet Tomeno Mercier

Estaminet Tomeno Mercier

11 mars 2012

LA BOÎTE À MOMO

Françoise Tomeno
11 mars 2012

Cela aurait dû s’appeler « le porte-clef de Momo ».

Le bistrot a été fermé pendant une semaine, pour travaux. Vieille moquette remplacée par du parquet,   peinture fraîche.

Pendant les travaux, il était amusant de croiser l’un ou l’autre se rendant sur une « position de repli », comme me l’a dit Daniel, un habitué qui ne m’avait encore jamais adressé la parole ; la fermeture du bistrot nous faisait nous reconnaître comme faisant partie du même village…. Ou bien la rencontre de deux copines qui n’avaient pas vu la pancarte annonçant la semaine de fermeture, et qui rentraient bredouilles à la maison, sans position de repli, elles…..

À mon retour, j’apprécie. Le parquet, même faux et flottant, est du plus bel effet. Il fait d’autant plus regretter les anciennes tables, remplacées il y a un bon moment déjà, dont les plateaux étaient en vieux bois foncé, bien marquées par les traces du temps et de l’usage. Les nouveaux plateaux sont sans doute plus fonctionnels et plus en accord avec les normes de l’hygiène. N’empêche, moi et mon amour des vieilleries, et particulièrement des vieux bistrots, nous sommes au regret.

Ne chipotons pas, la nostalgie ne dure qu’un temps, court, heureusement, c’est la vie dans le bistrot qui compte.
Je remarque alors quelque chose que je n’avais encore jamais vu ici. Il y a derrière le comptoir, fixé sur le mur, une boîte à clef en acajou, avec les encoches pour les clefs, en laiton, façon vieil hôtel des années vingt ou des années trente. Je trouve ça très beau, mais je me demande ce que ça fait là, vu que le bistrot n’est pas un hôtel. Je suis intriguée, mais n’ose pas demander.

Le temps passe et, un jour, je surprends un bout de conversation entre le patron et un client. Il lui explique que c’est Momo qui a apporté ça, puis je perds la suite de la conversation. Momo c’est Momo[1]. Il fréquente le bistrot régulièrement, y apportant la récolte de ses fouilles dans dieu sait quels lieux, poubelles ou autres ? un chineur de première. Je ne sais pas comment il se débrouille, Momo, mais ce qu’il apporte est toujours propre. Il donne, Momo, il ne vend pas, il n’échange pas. Ou plutôt si, il échange, contre de l’attention, voire de l’affection. C’est sa façon à lui d’engager la conversation, et ça lui évite certains jours de se précipiter sur une femme pour lui faire la bise. Je suis tout émue, avec mon cœur d’artichaut, de ce que le patron ait accepté de faire trôner sur le mur du comptoir un objet de Momo. Je commence à me faire un film, me demandant où Momo a bien pu dénicher un porte-clef d’hôtel des années trente. Je pense à la coiffeuse que j’avais autrefois, en loupe de fruitier, qui avait navigué sur un paquebot des années trente, et qui me donnait l’impression d’être en pleine mer quand j’étais dans ma chambre. Quand je démarre comme ça, rassurez-vous, je sais que je rêvasse, que je comble les blancs de l’histoire par une rêverie.

Un jour où Michel est de service, je m’approche pour lui demander des précisions. Michel est l’ami du fils d’une amie, ça nous fait des liens. Michel m’explique que c’est bien Momo qui a apporté ce… cette… boîte à thé ! Que l’idée était de mettre des sachets de toutes les sortes de thé vendues dans le bistrot, dans leur enveloppe en papier, dans les cases en métal. Mais voilà, la boîte était pour des sachets Lipton, et les sachets du bistrot sont trop gros. Alors ils sont dans la boîte.

Et je découvre d’un seul coup que le porte-clef est en fait le couvercle d’une boîte à thé, que celle-ci n’est pas en acajou, mais en contre-plaqué peint, et que les cases en laiton sont en vulgaire métal doré. J’ai envie de rire…..

Et puis je me dis que ça ne change rien à l’affaire. Momo a pu apporter sa marque et la rendre visible dans ce bistrot qui lui a fait une place à ce point. La boîte n’a pas pu servir à ce à quoi elle avait été destinée dans un premier temps, et pourtant, on l’a gardée. Momo est là, et ce qu’il a apporté a trouvé usage, a trouvé sa place. Et je suis toute contente pour lui.

D’accord, ça n’était pas un porte-clef d’hôtel, d’accord, ça n’était pas des années trente, d’accord, l’acajou n’était pas de l’acajou. Mais c’était un don, un vrai don, de Momo, et quelqu’un avait été là pour l’accueillir.

Tout ça, c’est comme dans la vie : derrière ce qui nous semble briller de ses pleins feux, par exemple ce que l’on aurait tendance à idéaliser, peut se cacher parfois un ordinaire tout simple, mais dont la singularité et l’unicité clignotent comme une luciole. Accueillir la luciole suppose d’abandonner les pleins feux. Alors seulement on peut la saisir

Je pense à ce que  j’avais entendu dire, à la télévision, il y a très très longtemps, par Vladimir Jankélévitch :
« La vie est une occasion, il faut la saisir ». Une occasion, comme la boîte à Momo.
La vie, ordinaire, nous offre ses lucioles.




[1] Voir sur ce blog « Meurtre d’une petite cuillère »